Les horizons déjoués de Quentin Lefranc
Les horizons déjoués de Quentin Lefranc, par Nina Leger, Hippocampe Numéro 25 – mars/avril 2016 – p 31
Du bois peint, de la toile, des plans assemblés, des angles droits : le vocabulaire matériel et formel de Quentin Lefranc est aussi simple que rigoureux. Combinant ces éléments premiers, ses pièces opèrent comme des jeux de construction dont le but serait de dérouter tous les plans et toutes les logiques d’assemblage préconçus. Pour sa série A Chair, il s’est ainsi inspiré des chaises bien connues de Donald Judd, a rassemblé toutes les composantes nécessaires à leur fabrication, mais a disposé celles-ci en constructions précaires et imprévisibles – quelques panneaux posés au sol, d’autres dressés contre un mur ou empilés : la possibilité d’une chaise est là, mais son actualisation est déjouée. Avec A Chair (2nd), Quentin Lefranc a appliqué le même procédé à la Berlin Chair de Gerrit Rietveld. Il a aussi fait de même avec des œuvres célèbres de l’histoire de la peinture, comme La Vénus d’Urbin du Titien ou L’Arrangement en noir et gris de James Whistler.
Sans cesse, Quentin Lefranc relance les dés. Il envisage, dit-il, les images et les objets conçus par d’autres comme des espaces de circulation. Son travail consiste à désarticuler et à réarticuler ces espaces trop connus afin de proposer de nouveaux cheminements. Et s’il œuvre par référence – convoquant d’un même geste Titien, Judd, Mies Van der Rohe, Ettore Sottsass, Rietveld, le groupe de punk « Black Flag », etc. –, ni le terme de citation, ni celui d’hommage ne semblent convenir pour qualifier la manière dont il joue avec ces figures d’autorité, s’emparant de leurs œuvres comme de structures primaires dont il pourrait transformer les rythmes et les scansions internes. Ses œuvres mêmes sont constamment remises en jeu : leurs formes ne sont jamais fixes, mais se recomposent en fonction de l’espace où elles s’insèrent. Une interaction se tisse entre l’espace et les œuvres, et chaque exposition, plutôt que de se résumer à l’enchaînement de monologues énoncés par des œuvres successives, se décline comme une polyphonie.
Quentin Lefranc pratique le démontage des formes sans jamais céder au romantisme de la destruction : dans son travail, le démantèlement est reconfiguration. Ce n’est pas la ruine d’une chaise ou le fantôme d’un tableau qu’il propose, mais de nouveaux scripts plastiques. Prenons l’exemple de la peinture – si souvent circonscrite au principe du cadre et cantonnée à l’espace du mur qui serait son support privilégié. En 2015, sélectionné pour le prix de peinture Marin, Quentin Lefranc a décidé d’adopter le contrepied de ces principes de circonscription et d’assignation en construisant une polarité entre une toile accrochée face contre le plafond (de manière à ce que seul le revers du châssis soit visible) et des éléments posés au sol. Les données fondamentales de l’art de la peinture – la toile et le châssis – étaient ainsi convoquées et utilisées pour s’emparer de l’espace, le prendre en tenaille, l’enclore plutôt que d’y être encloses. Le titre de l’œuvre, Devo, est emprunté au nom d’un groupe de rock des années 1970, notamment connu pour une réinterprétation de « Satisfaction » des Rolling Stones. Un des fondateurs du groupe, Gerald Casale, résumait son travail en disant : « Il s’agit de prendre des composés génétiques et de les faire muter, de les comparer à d’autres structures. […] Réordonner les choses et les voir différemment. Ce qu’on a fait, c’est juste prendre un truc qui passait, le mettre en pièces et le restructurer à 180° de ce qu’il était. Simplement prendre tout ce qui est ignoré et le mettre en relief pour faire naître une réflexion. Brouiller toutes les hypothèses, tous les acquis, toutes les satisfactions ». Mettre en pièces pour restructurer : c’est bien le jeu auquel se prête Quentin Lefranc.