Les compossibles de l’impossible

par Frédéric Weigel

Quentin-Lefranc-compossibles

Ce petit texte est écrit suite à la résidence de Quentin Lefranc au « Palais des paris » au Japon. Cette résidence est dans le cadre du prix indépendant « Palais des paris » lors de la 66e édition de la Jeune Création ayant eu lieu à la galerie Thaddéus Ropac à Paris-Pantin. La production de cette résidence a été montrée lors de l’exposition « Time Capsule » à Takasaki.

En tant qu’artiste, se confronter à un public d’une culture très éloignée demande une affirmation qui dépasse la simple utilisation des habitudes de langage spécialisé liées au système de monstration pratiqué en occident (au sein d’une école, d’une galerie, d’une institution…). De cette expérience extra-habituelle émergent des spécificités qu’il me semble intéressant de nommer et d’interroger.

Au premier regard, les propositions plastiques de Quentin Lefranc sont qualifiables de peintures formalistes : des monochromes, des châssis, des objets précis et cohérents, une grande justesse dans l’installation, des ressemblances avec l’art minimal ou l’art concret… Mais très vite on s’aperçoit de la présence d’une grande hétérogénéité parmi les éléments : des formes venant de domaines connexes (comme des motifs du groupe de Memphis), des références à la peinture classique ou à des domaines populaires, des intégrations d’œuvres extérieures, des participations d’autres artistes ou commissaires, des relations avec les spécificités d’une architecture…
Dès lors, comment un tel agrégat peut exister sans paraître un collage ? Comment arriver à l’unité de la proposition formelle que demande ce que l’on appelle une œuvre d’art ou une exposition ? Comment est-ce possible d’avoir cette première impression de cohérence formaliste, alors qu’il y a tant d’éléments hétérogènes.

Il me semble que le travail dialectique qu’opère Quentin Lefranc dans la fabrication d’une proposition plastique, est une recherche d’une compossibilité entre des éléments hétérogènes. Par compossible, j’entends la définition du Larousse : « Dont l’existence est possible en même temps que quelque chose d’autre ».

Trouver une compossibilité entre des formes issues de l’art occidental et le contexte japonais demande beaucoup de modestie et d’attention. En effet, les incompréhensions culturelles ont fait émerger tout un tas de contre sens ou chacun se projette dans l’autre sans avoir conscience du fossé qui les sépare, on peut appeler ce phénomène japonisme, exotisme ou altérité, mais quel que soit son nom, il est présent partout. Dans le cas des filiations du formalisme, que ce soit par l’architecture moderne ou par l’art minimal, il y a eu la projection d’un idéal moderne sur les espaces de vie japonais qui n’existe pourtant pas dans cette culture.
Dès lors, tenter une compossibilité formelle au Japon, c’est garder une distance réflexive avec ce type de représentation, car elles n’ont pas d’existences réelles et donc n’ont pas de compossibilités efficientes.

Quentin Lefranc a choisi des éléments qui questionnent cette hypothétique compossibilité japonaise : des châssis entoilés transparents (qui ressemblent étrangement aux systèmes de séparation d’espace dans l’architecture japonaise), un motif de design mondialisé et ayant des ersatz nombreux, des citations (une de Mallarmé et une extraite d’un film japonais ayant eu une reconnaissance surtout en France), tout cela dans des lieux architecturaux ayant des spécificités japonaises (ancienne salle de tatami, fenêtre horizontale…) mais n’étant pas immédiatement identifiables car ils ont été transformés au court des années.

De tout cet ensemble d’éléments, il n’y a pas eu une seule proposition formelle qui en émerge, mais deux propositions formelles bien distinctes. Toutes deux sont très différentes, et pourtant possèdent les mêmes qualités de compossibilités.

Quand on parle de compossibilités, on entend au loin résonner le système de Leibnitz. Il y a tout un tas de monde de compossibles, donc tout un tas de monde existant et notre monde n’en est qu’un parmi d’autres.  Mais celui ci possède la particularité d’être le meilleur des mondes possibles. Ce choix du meilleur est opéré par la finalité elle-même, en l’occurrence Dieu.
Évidemment nous ne sommes plus dans l’âge classique de Leibnitz et dans sa stabilité divine, il semble même que la finalité de l’époque moderne nous paraisse tel un songe. Aujourd’hui le choix du meilleur des compossibles parmi tous les possibles pose un problème, il n’y a plus le critère clair d’une quelconque finalité. Dès lors des mondes compossibles multiples de haut niveau peuvent coexister sans se surpasser mutuellement.

Dans le résultat de cette résidence, Quentin Lefranc n’a pas produit un compossible mais deux compossibles distincts, deux mondes aux relations et aux temporalités différentes dans deux salles séparées, deux mondes que l’on ne peut pas vivre en même temps, que l’on ne peut pas explorer simultanément. Concrètement, le spectateur étant dans une salle, il ne peut voir de l’autre salle que son souvenir, et les comparaisons ne peuvent être qu’approximatives.

Enfin, un élément langagier apparaît en commun aux deux salles. Si l’on croise les deux citations et que l’on en extrait les différences, il ne reste en mémoire que le mot RIEN.
Que dénote ce RIEN hors citations ? Est-ce l’impossibilité de répondre de manière compossible à ce contexte Japonais ? Est-ce le manque d’une finalité qui permettrait de faire ce choix du meilleur des compossibles ? Est-ce une sorte de finalité par négation qui permettrait, tel le dieu des mystiques, de le trouver là où elle n’est pas ? Rien ne permet de déterminer objectivement la dénotation de ce RIEN. Ce RIEN, construit une symbolique réflexive de toutes les dialectiques des choix de compossibles opérées par Quentin Lefranc, dans cette expérience de quelques semaines au pays des mondes flottants.

Juillet 2016